Enfance de J.-Y. Le Toumelin

Chapitre 2

Dimanche 17 novembre 2019

Le South China Morning Post annonce, dans l’indifférence générale, la découverte d’un nouveau coronavirus à Wuhan, dans la région du Hubei, au centre de la Chine. Nouvelle en apparence anecdotique. À pareille époque, dans mon bureau, près de l’océan, au sud de la Bretagne, les archives généalogiques consultées sur Internet livrent, de site en site, des dates, des noms, des croisements et des recoupements qui, au fur et à mesure, reconstituent l’écheveau fragmenté d’une histoire familiale, celle de Jacques-Yves Le Toumelin. Comme la révélation progressive d’une photo, au temps de l’argentique, quand le révélateur fait d’abord apparaître une image floue et confuse avant que ne se précise la précision croissante d’une multitude de détails.

Vendredi 2 juillet 1920

Le 2 juillet 1920, à 15 heures, Jacques-Yves Le Toumelin naquit à Paris dans un bel immeuble haussmannien situé à l’angle du 2 Villa Guibert et du 83 rue de la Tour. C’est là en effet qu’habitaient ses parents Victor Marie le Toumelin et Yvonne Germaine Daniel. Son père avait 34 ans, sa mère 28.

Où se sont-ils rencontrés et quand ? Nous savons simplement qu’ils se sont mariés cinq ans plus tôt, pendant la guerre, le 24 août 1915 à Cherbourg. Capitaine au long cours, Victor avait intégré la Marine nationale au début du conflit. L’année de son mariage, il commandait son premier navire dans la marine nationale, le Lorientais, un chalutier transformé en dragueur de mines.

Comme dans d’autres ports de la Manche et de l’Atlantique, le bateau de pêche avait été réquisitionné puis armé pour effectuer des missions de protection aux abords des ports, ainsi que des navigations plus éloignées des côtes pour repérer et attaquer les sous-marins allemands. Victor s’était préparé au commandement pendant des années de formation effectuées sur des navires civils puis militaires. Il commandera quelques mois plus tard le chalutier Les Baleines effectuant des missions identiques à Cherbourg.

La guerre ne permit pas dans un premier temps au jeune couple de partager la vie de famille qu’il ambitionnait. L’enseigne de vaisseau Le Toumelin connut l’année suivante, une affectation plus lointaine, de l’autre côté de la Méditerranée. Muté à Alger en 1916, comme officier en second du chalutier La Rosita, il fut affecté à la huitième escadrille de patrouille de la première armée navale.

Quelques semaines après l’heureux avènement de la naissance de son fils, Victor apprendra sa promotion au rang de lieutenant de vaisseau de réserve le 27 juillet 1920.  Pour Victor et Yvonne, la naissance de cet enfant représentait une joie considérable car ils avaient été affectés par le deuil douloureux, survenu moins de deux ans plus tôt. Jacques-Yves Le Toumelin avait eu un frère, décédé peu après sa naissance.

Ce dernier, Jacques-Yves Marie Yahn Le Toumelin, était né le 24 août 1918 à Noirmoutier. Il décèdera trois semaines plus tard, le 15 septembre 1918 à Paris. Le frère tôt disparu et son puiné portèrent tous deux les mêmes prénoms. Jacques-Yves a-t-il porté le poids du souvenir de ce frère défunt ? Lui a-t-il fallu vivre avec ce souvenir ? Nul doute que pour ses parents le nouveau-né ait porté les espérances de ce premier enfant.

Villa Guibert

C’est donc à Paris que s’écoula l’enfance de Jacques-Yves Le Toumelin. La guerre finie, les années 1920 ne commencèrent pas de la façon la plus facile pour ses parents. Victor, démobilisé, avait retrouvé la vie civile dans un climat difficile marqué pour les carrières des officiers de la marine marchande par la raréfaction des embarquements en raison de l’importante réduction du nombre de paquebots et de cargos en état de naviguer du fait de la guerre. Il lui fallut trouver un emploi. Ses compétences maritimes et sa volonté d’assumer une vie de famille le conduisent à rechercher une activité associant ces deux centres d’intérêt. Il devint donc expert maritime.

L’entrée de la Villa Guibert, 8 de la Tour à Paris, dans le XVIème arrondissement de Paris. Jacques-Yves Le Toumelin naquit dans l’immeuble que l’on voit, au 2 de la Villa. Le poète Jean Richepin habitait à cette époque l’immeuble d’en face.

Quelques années plus tard la famille s’agrandit le 27 juillet 1923 avec la naissance, également à Paris, de sa sœur Yahne Marie Solange. Chéris par leurs parents, le frère et la sœur partageront très tôt la même attirance pour le Croisic, lieu solaire des vacances, et pour la mer à laquelle les initia leur père. Jacques-Yves s’éveilla au monde à Passy, cadre de son enfance. Le quartier était calme, aisé si ce n’est fortuné. Les relations entre voisins étaient courtoises, empreinte de bonne éducation.

Apposée sur le murs de l’immeuble voisin, au 85 de la rue de la Tour, une plaque rappelait que le poète, romancier et auteur Jean Richepin vivait à l’époque de la naissance du futur navigateur. C’est là également que l’homme de lettres décéda le 14 décembre 1926. Étonnant personnage. En dépit de ses brillantes études secondaires, puis d’élève de l’École normale supérieure, Richepin attira très vite l’attention par ses excentricités.

Provocateur, brillant et facétieux, rejetant les conventions sociales et culturelles, il s’inspire de Petrus Borel, de Baudelaire et de Jules Vallès. Il créa dès 1875 le cénacle poétique intitulé le Groupe des Vivants. L’un de ses premiers écrits, son recueil La chanson des Gueux, lui valut en 1876 un procès pour outrage aux bonnes mœurs. La reconnaissance du public vint plus tard avec sa pièce Le cheminot, au théâtre, puis ses romans populaires. Elle lui valut son élection à l’Académie française.

Nul ne sait si la conscience du temps de Richepin vieillissant, son voisin proche, conduisit l’enfant à donner à sa propre vie une telle plénitude. Dans La fin des gueux, le poète s’exprimait en effet ainsi :

« Las ! Las ! Les pauvres fleurs fanées !
Comme un chat maigre le temps court,
Et ce qui dura des années
Comme un jour d’hiver paraît court.
 »

« Et pourtant que de bonnes choses
Ont tenu dans ce jour d’hiver !
O gais printemps, mois plein de roses,
Ciel bleu, terre en fête, bois verts 
»

Et de conclure ….

« Nos jours ne sont pas hirondelles.
Partis, ils reviendront au temps
Où j’arrive les crapauds auront des ailes,
Où les poules auront des dents
. »[1]

Mais revenons à Jacques-Yves. La déclaration de sa naissance fut effectuée par son père, Victor, accompagné de Louis Daniel, son beau-père – le grand-père maternel de l’enfant – gérant de l’hôtel Masson, au Croisic, et de sa tante Renée, la sœur d’Yvonne. Les trois adultes portèrent conjointement leur signature sur l’acte de naissance.

Louis Auguste Pierre Daniel, alors âgé de 61 ans, était né à Dinan le 9 février 1859. Fils de Pierre Jacques Julien Daniel et d’Augustine Dubois, il avait épousé à 36 ans Jeanne Léonie Mignotte, le 21 décembre 1895. Cette dernière avait dix ans de moins que son époux. Louis décéda le 13 juin 1929 à son domicile du Croisic, l’hôtel Masson, à l’âge de 70 ans.

Ainsi s’expliquait l’attachement de Jacques-Yves, dès les premières années de son existence pour la presqu’île croisicaise, cette péninsule entourée d’eau où il choisira plus tard de vivre. Fuyant dès les beaux jours Paris, la famille s’échappait pour les vacances scolaires. Elle prenait ses quartiers de printemps, d’été ou d’automne Place Boston, espace délimité qui sépare l’hôtel de la Criée du Croisic. Le bâtiment avait belle allure. Construit en 1909, il s’inscrivait dans la perspective des façades du quai de la Grande Chambre.

Au rez-de-chaussée, la terrasse abritée du soleil par un store accueillait une dizaine de tables et de nombreuses chaises. Aux beau-jours les croisicais et les visiteurs de passages aimaient s’y montrer. Au premier étage, l’enseigne de l’hôtel frangeait la façade, détachant ses lettres devant les balcons. Deux mâts inclinés, l’un au premier étage, l’autre au second, permettaient de hisser des drapeaux lors des fêtes et des manifestations locales.

Adresse réputée, l’hôtel fut longtemps le plus bel établissement du Croisic. Bâti sur quatre niveaux, le rez-de-chaussée était celui de la réception et du restaurant, avec ses grandes baies vitrées en arrondi, encadrant la porte. Le premier et deuxième étage accueillaient les plus belles chambres, offrant à ses hôtes une perspective éblouissante sur le Traict. Le troisième et dernier étage proposait d’autres chambres, plus modestes, dont les fenêtres en chiens assis se détachaient sur la toiture.

Place Boston, au Croisic, le bâtiment de l’ancien Hôtel Masson, lieu de vacances du jeune Jacques-Yves La Toumelin, que géraient ses grands parents, Louis et Jeanne Daniel.

Au Croisic, l’enfant découvrit la mer, le sable blond des plages, la lumière si particulière du soleil que se reflète à l’infini sur l’étendue du Traict. Pour s’y rendre, la famille prenait le train. Après un dernier changement pour emprunter la ligne de Saint-Nazaire au Croisic, la locomotive parvenait à la gare ouverte en 1879. Cet ultime tronçon révélait à l’enfant les gares qui achevaient la progression vers la félicité, Pornichet, La Baule Les Pins, La Baule Escoublac, Le Pouliguen, puis Batz-sur-Mer avant l’ultime étape. Par vent d’ouest, la fumée de la locomotive à vapeur ne parvenait à occulter celle du sel et de la mer. L’avancée dévoilait d’abord des étiers, puis la large perspective du damier des marais salants, miroitant sous le soleil. Arrivant au Pouliguen, Louis Veuillot[2] ne s’exclamait-il pas : « L’air est libre, l’espace déjà vaste devient grand. Plus de bruits violents et durs, on entend la note pure de l’oiseau, on entend le silence, c’est déjà la campagne ; les croix se multiplient, c’est déjà la Bretagne ».

Parvenue à la gare du Croisic, la famille longeait le Mont-Esprit, puis l’extrémité sud du port, la Chambre des Vases et le Quai de la Petite Chambre. Après la poste, l’hôtel Masson était proche. Ce dernier avait créé en 1840 par le maître d’hôtel Baptiste Guilloré, dans une maison qui donnait sur le port. À la fin du siècle, deux maisons contiguës furent transformées en 1899 par Clair Masson, son nouveau propriétaire. Comme le précise la notice établie par Laurent Delpire, d’autres bâtiments furent construits en 1905, le garage, d’autres chambres, une salle de billard situés rue Saint Christophe.

François Clair Masson était né le 23 mars 1850 au Croisic. Fils de René Joseph Masson – maître de cabotage et capitaine au long-cours – et de Marie Lefèvre, il y vécut sa vie entière et décédera le 11 mai 1923 dans cette même localité, à l’âge de 73 ans. Maître d’hôtel et propriétaire de l’hôtel, la dénomination de ce dernier changea en hôtel Guilloré Masson. François Clair épousa le 9 octobre 1877 Marie-Arsène Sibille, dont il eut plusieurs enfants, François Auguste Marie né le 18 avril 1879, Marie Renée Esther le 15 juillet 1880, et Auguste Louis Marie né le 18 janvier 1886. Il décéda le 11 mai 1923, au Croisic.

Comme l’évoqua André Bligné dans le passionnant article qu’il consacra son ami, quelques années après sa mort, dans le Bulletin des amis du Croisic : « La famille Le Toumelin logeait à l’hôtel Masson donnant sur le quai et géré d’une main ferme par la grand-mère des enfants, Madame Daniel. Dans ces années 1920, l’hôtel Masson jouissait d’une grande renommée tant par sa situation sur le port face à la criée que par sa table gastronomique. La tante des enfants, la belle et sculpturale Réda, accueille sur les marches de l’hôtel les touristes et de nombreuses célébrités de la vie parisienne et du cinéma ».[3]

Sur le port Jacques-Yves retrouvait le spectacle animé des bateaux de pêche, ceux du Croisic, mais aussi du Guilvinec, ainsi le QuoVadis ou Le petit Marc, venus du Finistère pour la saison de la sardine. Il les regardait avec son père, à leur retour de pêche, mais aussi à l’instant de prendre leur envol et de déployer leurs voiles. Cotres avec ou sans tapecul, ces bateaux de travail étaient néanmoins élégants avec leurs voiles à cornes parfois surmontées d’une flèche, sous foc et trinquette.

Cette photo, reproduction d’un pastel, représente Jacques-Yves Le Toumelin en 1924. Le décor marin, derrière l’enfant, la représentation d’un voilier à sa main droite, expriment son attirance précoce pour la mer à laquelle il fut initié par son père, Victor.
Crédit photo : Famille Le Toumelin

Les vacances étaient l’occasion des retrouvailles avec André (Bligné), l’ami des bons et des mauvais moments, mais également Jean Quilgars. Le premier rappelait que « Le Port-Lin ou Madame Le Toumelin conduisait Jacques-Yves avec Yahne, sa sœur de trois ans sa cadette, présentait un microcosme de l’univers marin pour les jeunes enfants s’émerveillant des petites crevettes et des minuscules poissons frétillants dans les trous d’eau. Nombre d’entre eux ne se contentant pas uniquement de barboter dans l’eau ou de faire des pâtés de sable, se livraient à de véritables batailles à coups de boules moulées à marée basse dans un sillon de glaise. Le jeune Jacques-Yves était l’un des plus ardents dans la bataille, téméraire, résolu à faire plier l’ennemi sous le mitraillage de boules de glaise que Yahne, la petite sœur, confectionnait, se forgeant un précoce tempérament de lutteur contre les turpitudes du futur. Ainsi se nouaient entre combattants et adversaires des amitiés de toute une vie. »[4]

Il y avait à chaque fois, dans les rites du retour, l’indispensable tour de côte à bicyclette comme une nécessaire réappropriation de l’espace. À pareille époque, la route actuelle n’existait pas. Un simple chemin de douanier longeait la côte sans la perturbation des voitures qui ne viendront que plus tard. Cet itinéraire autorisait surtout un vaste aperçu sur la perspective ouverte du large. Le bruissement de la mer, le souffle du vent s’unissaient dans une vaste respiration. Au loin, le phare du Four – comme un doigt dressé ver le ciel – indiquait la direction des îles du Morbihan.

L’édifice – identifiable à la spirale blanche et noire qui entoure sont fut – remonte à 1816 après les nombreux naufrages survenus sur le plateau rocheux du Four en raison de l’absence de balisage, servit d’amer aux navigations de Jacques-Yves dans le Mor Bras. Inauguré en 1822, sa forme adoptait celle du phare écossais de Bell Rock, au large d’Angus. Sa base incurvée pour mieux résister aux lames, lui valut le surnom de « phare trompette », série à laquelle appartenait également les phare voisins de la Banche réalisé en 1864 au large de La Baule ou du Grand Charpentier, édifié près de la pointe de Chemoulin en 1887. Ces trois phares constituèrent à n’en pas douter les premiers repères du grand large pour l’enfant puis l’adolescent dans sa découverte de la mer, puis plus tard dans son activité de pêcheur avant de devenir le navigateur que l’on sait.

Pour revenir au Four, c’est là que le 20 septembre 1793, L’Hermione déchira sa coque sur les hauts-fonds du Four et s’échoua à 18h30, à mi-marée descendante, après avoir appareillé de Mindin pour Brest. L’équipage commandée par le capitaine de vaisseau Pierre Martin lutta la nuit entière, en vain, pour endiguer l’importante voie d’eau. Au petit martin, épuisé, il dut renoncer avant d’abandonner le navire. Venue renforcer les troupes républicaines engagée contre les Vendéens, elle escortait un convoi de douze navires chargés de canons en provenance des forges d’Indret.

Construite à l’arsenal de Rochefort et lancée en 1779, la frégate dessinée par Henri Chevillard s’était couverte de gloire en conduisant le marquis de La Fayette en Amérique puis en combattant au côté des insurgés contre les Anglais. Elle avait été mise à flot le 28 avril 1779, moins d’un an après sa mise sur cale. Entrée en service sous le commandement du lieutenant de vaisseau Louis-René-Madeleine Levassor de Latouche (plus tard connu comme le vice-amiral de Latouche Tréville) elle fit ses premières armes contre les Anglais dans les mois qui suivirent.

Sous le commandement de ce même officier, elle embarqua le 10 mars 1780 le marquis de La Fayette à Port-des-Barques, en Charente Maritime, pour le conduire à Boston où il parvint le 28 avril 1780. La Fayette venait annoncer l’envoi de renforts français pour appuyer les troupes du général Washington. Cette première mission accomplie, Latouche Tréville mit son navire à la disposition des autorités pour combattre les navires anglais qui perturbaient le commerce maritime local.

L’Hermione captura successivement le Thomas of Irvine puis le Recovery, avant de subir d’importants dommages en affrontant la frégate Iris. Réparée à Newport, elle assista le 10 juillet 1780 à l’arrivée des 30 navires du corps expéditionnaire français commandé par le comte de Rochambeau. Elle participa ensuite à la bataille du Cap Henry puis à différentes missions sur le fleuve Delaware où elle s’illustra à nouveau. Lors d’une mission vers Terre-Neuve et le golfe du Saint-Laurent, elle captura – avec la frégate l’Astrée – quatre navires anglais, le Thorn, le Friendship, le Phoenix et le Lockard Rose. Engagée dans la bataille navale de Louisbourg, le 21 juillet 1781, contre six navires anglais, elle regagna ensuite Boston avant de prendre part à la bataille de Yorktown qui entraîna la reddition des troupes de Lord Cornwallis. En 1782, l’Hermione alla renforcer l’escadre de Pierre-André de Suffren en guerre contre les Anglais pour le contrôle du golfe du Bengale.

Jacques-Yves, curieux d’histoire maritime, apprendra plus tard les détails de cette page d’histoire. Pour l’heure, avec ses amis d’enfance, les trois garçons escaladaient sans fin les roches dont ils fouillaient les anfractuosités et les failles. Téméraire mais prudent, Jacques-Yves emportait toujours avec lui un couteau de marin qui ne quitta jamais.

Par opposition avec le paysage de la côte sauvage du Croisic, c’est une autre vision moins âpre qui s’offrait au regard depuis l’hôtel. L’immense étendue du Traict, par-delà la Criée proche, révélait derrière le miroitement de l’eau à marée haute, ou du sable blond à marée basse, la perspective de Pradel, de Kerignon, des Maisons Brulées. Plus loin encore les hauteurs de Guérande fermaient l’horizon, avec la flèche reconnaissable de la collégiale Saint-Aubin. La légende locale racontait que ce saint aurait permis en l’an 919 aux Guérandais de repousser l’incursion des Vikings, précédés d’une réputation de violence extrême.

Entre le premier et l’arrière-plan se devinaient les limites extrêmes des marais salants, la Reale, puis la pointe de Sinabat. Un peu plus à l’ouest, la presqu’île de Sissable séparait les deux traicts du Croisic, le Petit Traict qui longe Pen Bron et les Buttes du Pau, et le Grand Traict, qui baigne les quais du Croisic. Sissable, avec ses « baules » recouvertes aux grandes marées, révélait les restes d’un ancien polder. Plus proche, presque à portée de main se trouvait l’extrémité de la presqu’île de Pen Bron qui séparait la petite mer intérieure du traict de la pleine mer.

Passionné par son métier d’officier de marine Victor Le Toumelin eut à cœur de faire partager très tôt à son fils la réalité de la mer et son imaginaire, en lui racontant notamment ses propres traversées. Jacques-Yves en éprouva très vite une indéniable fierté. Victor avait notamment franchi le Cap Horn à la voile.

Pour rendre les choses encore plus concrètes et tangibles, il offrit à son fils un kayak afin de lui permettre une progressive émancipation après lui avoir inculqué les rudiments de navigation nécessaires. Accompagné d’André qui possédait un petit canot à clin, les deux enfants purent s’aventurer plus avant dans le Traict, jusqu’à aborder au rivage de Sissable. Leurs explorations faisaient s’envoler sur leur passage oiseaux de mer et échassiers. Les laisses de sable, révélées par la marée descendante, avaient des allures d’île déserte propices à des explorations sans fin.

Photo prise pendant l’été de 1937. L’adolescent, initié à la navigation par Victor Le Toumelin, son père, a d’abord navigué dans le dédale du Traict sur son canoë, avec son ami André Bligné, avant de s’aventurer plus loin. Victor l’a aidé à équiper son embarcation d’un gréement et de dérives latérales.
Crédit photo : Famille Le Toumelin

Pris au jeu de cet apprentissage, Victor Le Toumelin entreprit de favoriser les navigations de son fils en dotant son kayak d’une voile. Il dessina lui-même la découpe carrée de cette dernière et la fit réaliser par le voilier Marquet, rue du Pilori. De cet instant, les navigations se firent plus aventureuses, permettant d’atteindre les extrémités les plus reculés du Traict. Les enfants parvinrent ainsi en des endroits peu accessibles par d’autres voies. Il leur fallait en revanche composer avec le vent et le courant pour s’en revenir si le portant avait été favorable à l’aller.

Victor accompagnait parfois son fils, de même que Yahne, la sœur de Jacques-Yves. Dans ses souvenirs, André Bligné évoque la patience et la qualité pédagogique de l’officier de marine qui leur inculqua les rudiments de la science de la voile mais aussi la connaissance des marées, de la mer et du vent. Il leur apprit l’art complexe de la godille qui se révéla plus tard être si précieux pour Jacques-Yves, sur Kurun dépourvu de moteur.

À son contact, le jeune garçon apprit le matelotage : nœud de chaise, nœud de lagui, nœud de cabestan, nœud de jambe de chien. En grandissant, l’espace de liberté des enfants s’élargit. Lorsque le temps le permettait, ils pouvaient franchir le chenal, longer la jetée du Tréhic pour s’aventurer dans la baie de la Turballe, ce vaste croissant dont la pointe du Croisic au sud et la pointe du Castelli au nord constituaient les extrémités. Au milieu de la baie, passée le croissant de la plage de Pen Bron, les maisons blanches de La Turballe formaient l’amer de référence au-delà duquel il ne fallait pas s’aventurer, vers Belmont et le petit port de Lérat.

André avait donné à son canot – équipé d’un voile au tiers – le nom de Reder Nox, au sens sens hérité du breton de « Coureur de nuit ». L’intitulé correct aurait sans doute été Reder Nos, le Breton n’utilisant pas la lettre x. Quoi qu’il en soit, ce Reder Nox était aussi voisin par sa connotation du Reder Noz, qui signifie vagabond, maraudeur. À lire le commensal de Jacques-Yves l’on ressent le caractère jubilatoire de ces escapades dans la liberté totale laissée aux enfants. Les parents de Jacques-Yves, son père Victor, sa mère Yvonne comme sa sœur Yahn ne dédaignaient pas de partager, de temps à autre, ces aventures.

Autre souvenir d’enfance, cité par André, l’acquisition par Jacques-Yves parmi les biens d’un marin décédé, vendus aux enchères place Saint Yves, de deux boomerangs rapportés d’Australie. Dès le lendemain, les deux enfants s’empressèrent d’expérimenter dans les dunes de Pen Bron le lancer de ce curieux instrument.

Mais revenons à Paris. Dans le quartier de Passy, la rue de la Tour commençait place du Costa Rica, non loin du Palais de Chaillot et des jardins du Trocadéro, pour se terminer boulevard Émile Augier, à proximité de l’avenue Henri Martin et de la place Tattegrain, non loin du bois de Boulogne. Comme son voisin d’Auteuil, le quartier de Passy était un ancien village annexé par la ville de Paris en 1860. En ces lieux vallonnés, des moines cultivèrent la vigne, avant que de riches bourgeois s’y établissent plus tard.

Au 88 de la rue la Tour se trouvait celle qui lui donna sans doute. Elle fut longtemps l’ultime réminiscence du château qui constitua la limite du domaine royal de Philippe le Bel à Passy. Au n°89, une plaque rappelait que l’aviateur Georges Guynemer y vit le jour. « En ce lieu est né le 24 décembre 1894 le capitaine aviateur Guynemer, pilote de chasse aux 53 victoires, disparu en combat aérien le 11 septembre 1917. Glorifié au Panthéon. Symbole des aspirations et les enthousiasmes de l’armée de la Nation ».

Un peu plus loin, au 96 bis, s’ouvrait la Villa de la Tour, où Jean Jaurès vécut de 1899 à 1914. C’est là que fut veillé son corps après son assassinat par Raoul Villain au Café du croissant, 146 rue Montmartre, le 31 juillet 1914. Là également que fut lancé en 1904 le journal L’Humanité que l’homme politique créa avec des capitaux de la famille Rothschild. L’agrégé de philosophie, ancien élève de l’École normale supérieure, avait défendu Dreyfus, participé à la création de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), œuvré de toutes ses forces contre le déclenchement de la Première guerre mondiale.

Rue Benjamin Franklin, le musée Clemenceau perpétuait depuis 1931 le souvenir de l’ancien président du Conseil des ministres de la IIIe République. En contrebas de la rue Raynouard, la maison de Balzac se cachait en contrebas au 24 rue Berton.

La Villa Guibert était une voie privée longue de 80 mètres, close par une grille majestueuse en fer forgé. Bordée sur chacun de ses côtés par de belles demeures, plusieurs d’entre elles portaient l’empreinte de l’architecte Léon Salvan, qui réalisa également certaines maisons de la rue Desbordes-Valmore. Éclectique, son inspiration puisait aux sources de l’art nouveau, du néo-Louis XV, comme du style normand.

La voie devait son nom à Maurice Guibert, conseil municipal de Passy. Il conçut le lotissement en 1895 sur une partie du parc Guichard, du nom de l’ancien occupant des terrains avoisinants. Propriétaire avec son père d’une partie du 16e arrondissement, il tira de son projet immobilier de confortables revenus. Représentants du champagne Moët et Chandon jusqu’en 1894, il se fit construire dans son lotissement en 1898, à l’âge de 42 ans, un hôtel particulier. Sa demeure accueillit à plusieurs reprises son ami Toulouse-Lautrec dont il avait fait la connaissance en 1887.

Passionné de photographie, membre de la Société française de photographie fondée en 1854, il réalisa plusieurs reportages dans différentes régions françaises et d’Afrique du Nord, immortalisant par l’image les étapes de la construction de la tour Eiffel.

Maurice Gulbert réalisa plusieurs photos de Toulouse Lautrec. L’une des plus connues, réalisée en 1890, fut intitulée « Toulouse-Lautrec peignant Au Moulin rouge, la danse ». Elle représentait l’atelier de l’artiste avec une grande précision. Un autre cliché, étonnant, fut un photomontage réalisé en 1891 associant deux photos d’Henri de Toulouse-Lautrec dans des postures différentes. Habillé d’un pantalon à carreaux, d’une chemise blanche et d’un gilet, coiffé d’un chapeau de paille, il était assis sur un tabouret. Le premier portraits le représentait de profil, tenant à la main sa palette et un pinceau devant la toile ou s’esquissait une caricature de lui-même. Le second portrait le présentait de trois-quarts face, mains sur les genoux. Le document portait l’intitulé Monsieur Toulouse peint Monsieur Lautrec. Les deux hommes se plurent à accomplir leurs facéties photographiques.

Certaines des photos de Maurice Guibert servirent de modèle pour la réalisation de toiles de l’artiste, ainsi le tableau intitulé A la mie, peint en 1891 et détenu par le musée des Beaux-Arts de Boston. Une autre de ses photos, prise en 1895, présentait l’artiste dans son atelier, devant l’un de ses modèles dénudé un modèle nu et l’une de ses toiles, en fonds de décor.

En conclusion, Maurice Guilbert fut un camarade d’aventures dévoué de Toulouse-Lautrec, l’accompagnant à Arcachon ainsi que pendant ses vacances. Sur les conseils de son ami, Guilbert fit même l’acquisition d’un voilier le Show-Fly, puis d’un vapeur, l’Olifan.

Saint-Louis de Gonzague

Quant à Jacques-Yves Le Toumelin, ses parents l’inscrivirent dès le début de sa scolarité au collège Saint-Louis de Gonzague, d’excellente réputation, tenu par les Jésuites. Pour se rendre au Petit collège, qui accueillait les plus jeunes élèves, il suffisait à l’enfant d’emprunter avec sa mère la rue de la Tour pendant 200 mètres, puis de tourner à gauche, rue Louis David, pour parvenir au collège. Cette proximité scolaire confortable ne se démentira pas par la suite puisque l’établissement secondaire et terminal n’était guère plus loin, 12 rue Benjamin Franklin.

Saint-Louis de Gonzague – familièrement dénommé Franklin en raison de sa localisation – avait été fondé 35 ans plus tôt, le 28 septembre 1894. De ce diminutif résulta le surnom de Franklinois attribué aux élèves.

Le projet pédagogique, inspiré de la pédagogie d’Ignace de Loyola entendait permettre aux enfants de progresser dans une triple dimension intellectuelle, humaine et spirituelle. Il postulait une relation confiante et fort entre les parents et l’équipe éducative. Comme l’évoquait l’hebdomadaire Le Point du 5 juillet 2017 dans un article évoquant la puissance du réseau constitué par les anciens élèves de l’école, cette réalité s’inscrivait dans l’esprit jésuite appelant à « voir en chaque enfant une espérance », à vivre l’Évangile à travers chacun de ses camarades et à apporter un regard bienveillant sur les autres comme sur le monde. Dès le Petit collège, l’accent était mis sur l’ouverture aux autres et l’engagement des enfants.

L’établissement était donc divisé en deux parties, le Petit collège, rue David, accueillait les plus jeunes, le Moyen et le Grand collège recevaient les grandes classes, rue Franklin. L’établissement fut à son ouverture, en septembre 1894, le dernier établissement ouvert par la congrégation des Jésuites à Paris, dans le contexte de l’urbanisation et de l’enrichissement de la classe aisée des quartiers ouest de la capitale. Dans les années 1920, l’établissement fut racheté par la Société immobilière de Passy, à l’initiative du père de La Chapelle, après avoir failli être vendu pour régler le contentieux de différents procès perdus du fait des lois anticléricales.

Pendant les années de la scolarité de Jacques-Yves Le Toumelin, le bâtiment de la rue Franklin connût l’importante phase de reconstruction, de 1933 à 1935, menée par l’architecte Henri Violet. Ce chantier fut initié par le père jésuite François Berlier de Vauplane, recteur de Saint-Louis de Gonzague de 1930 à 1937. Il le dirigeait à l’époque où J  acques-Yves Le Toumelin y commença ses études secondaires. Il aura ensuite la responsabilité du lycée privé Sainte-Geneviève, établi à Versailles depuis 1913, connu pour l’excellence de ses classes préparatoires et le taux de succès élevé de ses étudiants aux concours des grandes écoles.

François Berlier de Vauplane avait lui-même fréquenté Sainte-Geneviève lors de sa préparation au concours d’entrée à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. Atteint d’une grave maladie, il fut contraint de renoncer à sa vocation militaire. À sa convalescence, il rejoignit la Compagnie de Jésus, alors exilée à Jersey. Après avoir étudié la théologie à Innsbruck, il fut ordonné prêtre peu de temps avant la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie de 28 juillet 1914. De retour en France, il apprit la mort sur le front de son cousin Jacques-Yves, en octobre 1914, puis d’un autre de ses cousins, Robert, en 1917.

François devint brancardier dans les tranchées, puis aumônier militaire dans l’infanterie coloniale, laissant le souvenir de son dévouement et de son humanité. Grièvement blessé le 28 septembre 1915 dans la Marne, il en garda une claudication qui l’affecta pour le reste de sa vie. Il fut fait Chevalier de la Légion d’honneur le 21 novembre 1918 avec citation à l’ordre de l’armée. Pendant ses rares moments de loisirs, il donnait des cours de latin et rendait mille services aux soldats de son entourage.

À l’issue de la guerre, il poursuivit sa formation théologique en Angleterre puis en Belgique, avant de rejoindre Paris comme aumônier de la conférence Laennec. Cette conférence de jeunes chrétiens étudiants en médecine, alors installée au 12 rue d’Assas, avait été fondée en 1876 par un jésuite, le père Hubin, et un médecin, le docteur Michaux.

Nommé recteur de Franklin, François Berlier de Vauplane conçut et mena l’ambitieux projet intitulé « Super Franklin » consistant à détruire les petits bâtiments préexistants, peu rationnels, au profit de l’édification d’un vaste bâtiment en béton armé. L’ensemble intégra la chapelle de vastes dimensions où se trouvait la fresque réalisée par Henri de Maistre, représentant la vie de Saint-Louis de Gonzagues, fondateur des Jésuites. L’inauguration du nouveau bâtiment, par le cardinal Verdier, eut lieu le 19 octobre 1935.

Après la seconde guerre mondiale, François Berlier de Vauplane exerça la fonction d’aumônier de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. Usé par ses blessures et son activité inlassable, il décéda le 2 juillet 1939. Dans son hommage posthume, le journal La Croix du 20 juillet 1939 écrivit : « Le P. de Vauplane est mort. À peine les journaux eurent-ils diffusé la triste nouvelle que de tous les coins de France affluèrent, de cent postes coloniaux, de bien des villes étrangères, non pas de banales condoléances, de laconiques télégrammes de sympathie, mais des témoignages émouvants de peine personnelle, de reconnaissance et de fidélité ».

Cet exemple donne une idée de l’importance des idées promues et enseignées à Saint-Louis de Gonzague. Il permet de mieux comprendre, ce faisant, les valeurs humanistes auxquels Jacques-Yves Le Toumelin fut attaché sa vie durant.

Anne-Elisabeth Vincent publia en 1996 chez Gallimard Franklin ; 100 ans d’éducation pour l’avenir. Elle y racontait l’histoire du collège et évoquait les principes de la pédagogie ignatienne dans le contexte des bouleversements historiques, religieux et sociaux du XXe siècle. Plus récemment, Bertrand Fessard de Foucault[5], qui termina ses études à Saint-Louis de Gonzague en 1960, décrivit de façon vivante et imagée les souvenirs qu’il gardait de sa fréquentation de l’établissement dans les années 1950.

L’entrée au Petit collège était subordonnée à un entretien entre l’élève, ses parents et le préfet. La conversation abordait la personnalité de l’enfant, ses points forts comme ses points faibles. L’enfant se voyait également incité à choisir un père spirituel, directeur de conscience.

L’éducation jésuite se caractérisait par son organisation et ses principes. Au Petit collège, chaque classe avait un professeur unique, à l’exception de l’enseignement sportif et artistique, des langues et de l’enseignement religieux. Chaque classe comprenait 25 ou 30 élèves, en culottes courtes et chandail. La discipline était assurée par le surveillant général et le père préfet représentait l’autorité, sanctionnant la conduite et le travail. Lorsque ce dernier entrait dans une classe, sans s’annoncer, les élèves se levaient, d’un seul mouvement. Dans une théâtralité rodée, comme l’évoque l’auteur « Les choses redoublaient d’apparat à chaque fin de trimestre pour la lecture des résultats d’examens, mettant au concours les trois ou quatre classes d’une même division. Les professeurs rivalisaient à avoir leurs élèves parmi les premiers d’un classement. Le rite se poursuivait, notation hebdomadaire, et examens trimestriels par division, pendant tout le moyen collège ». 

La conduite et la composition étaient sanctionnées non seulement par les relevés mentionnés sur le carnet de notes et par des classements publiés et commentés, mais aussi par l’attribution de la croix au ruban bleu blanc bleu pour la « diligence », rouge noir rouge pour la « composition ». La totalisation du comportement et des notes en fin de trimestre déterminait l’attribution de l’« excellence » avec la croix verte blanc vert. » Les distinctions étaient portées jusqu’à l’échéance de la notation suivante, ainsi l’excellence pendant trois mois, la diligence, la composition pendant une semaine. Les déplacements des élèves dans les lieux s’effectuaient en silence et en rang.

Le programme de la semaine, dit le « règlement », faisait l’objet d’un imprimé précisant les enseignements de chaque jour, avec le rappel du saint du jour. La présence des Jésuites se manifestait par celle du Père surveillant, du Père spirituel en charge de chaque division et par les autres pères, professeurs, parmi les enseignants civils.

La pratique religieuse, obligatoire, impliquait l’assistance à deux messes par semaine. L’instruction confessionnelle était dispensée par un père jésuite capable d’insuffler un véritable souffle à son enseignement grâce à l’utilisation de métaphores historiques ou contemporaines. L’épreuve d’instruction religieuse revêtait une importance particulière puisqu’elle comptait double pour le classement trimestriel, pendant le secondaire, jusqu’en terminale.

Dans la communication des notes, le père Préfet faisait l’appel des noms, par ordre alphabétique, puis commentait chaque appréciation, d’une formule brève et ramassée. Les intonations et les inflexions que prenait sa voix suffisaient à exprimer félicitations ou réprimandes. À l’énoncé de son nom, l’élève se levait promptement et écoutait religieusement ce qui le concernait, sans possibilité de répondre. L’exercice prenait plus d’ampleur à l’échéance trimestrielle, pour l’annonce des résultats d’examens. Tout ceci procédait d’un ordre et d’un système : « La religion au collège n’était ni inquiétante, ni ennuyeuse, les mystères et la beauté n’étaient pas dans le dogme ou les questions-réponses, ils étaient dans la liturgie, plus encore dans les lieux et fondamentalement l’ensemble produisait une chaleureuse essence pour prier et ressentir la présence sacrée et familière ».

Discipline, autorité, excellence : trois termes pour qualifier l’environnement scolaire du jeune Jacques-Yves, dans le respect des règles et l’obéissance. L’émulation entre les élèves était érigée en principe. Le nombre d’élèves par classe décroissait en fonction des niveaux, signifiant de manière tacite le départ discret des élèves les moins bien notés. L’évolution vers les grandes classes se traduisait par le nombre croissant des enseignants en fonction des matières. À l’apprentissage du latin, en sixième, s’ajoutait celui du grec, en cinquième. Les langues étrangères se diversifiaient.

Pour conclure, relisons l’expression sensible de Bertrand Fessard de Foucault « Le modèle avait sa force dans le sens du rituel. La forme de tout et en tout nous est – en pleine enfance – devenu naturel. Le rite n’était pas principalement spirituel. Il résidait, me semble-t-il aujourd’hui, dans un très fort encadrement et dans un rythme très répétitif – mais ni pesant ni monotone, parce que chaque module dirait-on aujourd’hui, passionnait par son contenu et par la manière de le livrer : nous nous sentions privilégiés par ce que nous recevions, privilégiés par le don mais pas par l’origine. »

Saint-Nazaire

Jacques-Yves Le Toumelin ne s’est pas étendu sur ces années d’apprentissage à Franklin ni sur l’épisode douloureux de son éviction. En 1935, il lui fallut quitter Paris pour devenir élève au collège Saint-Louis de Saint-Nazaire. Ce que furent ces années de séparation avec ses parents, Jacques-Yves ne s’y est jamais attardé. Il en souffrit très certainement en raison de son fort attachement à son père, à sa mère et à sa sœur. Il est vrai que la proximité du Croisic où il retrouvait sa famille aux vacances contribuait à atténuer sa peine.

Le collège Saint-Louis qu’il rejoignit, fut créé Boulevard de l’Océan (aujourd’hui 10 Boulevard Albert 1er) à Saint-Nazaire à l’initiative de Monseigneur Eugène Louis Marie Le Fer de la Motte, évêque de Nantes depuis le 5 novembre 1914. Attaché au développement des écoles libres, il avait dans ses précédentes fonctions défendu avec fermeté le collège des Cordeliers de Dinan – qu’il dirigea pendant 18 ans et dans lequel il avait lui-même étudié – au moment de la séparation de l’Église et de l’État en 1905

Il décida donc après la guerre l’installation d’un collège catholique à Saint-Nazaire. À la recherche d’un bâtiment qui se prêterait par sa configuration à cette destination, il fut informé de la possibilité d’acquérir, boulevard de l’Océan, l’ancien casino dit « des Mille Colonnes », de style néo-classique, installé à cet endroit en 1895, après avoir succédé au premier établissement de bains de la vie, les Bains Jaguin.

À son ouverture en 1897, le casino des Mille colonnes était séparé en deux parties distinctes. La première était consacrée aux activités de jeux avec en complément son théâtre, ses restaurants et ses salons. La seconde rassemblait ce qui avait trait aux bains. La récession conduisit son directeur, Monsieur Audrain, à proposer dès 1913 la vente des bâtiments à la ville de Saint-Nazaire. L’offre resta sans suite pendant la première guerre mondiale pendant laquelle les bâtiments furent occupés par les militaires. La paix revenue, le casino restait inexploité.

Monseigneur Le Fer de la Motte en fit l’acquisition en 1922. L’ancienne salle de théâtre fut transformée en chapelle. Des extensions furent construites pour accueillir les classes. Deux ans plus tard, le 6 octobre 1924, l’abbé Édouard Fleury, supérieur du nouvel établissement accueillait les premiers élèves, soit 86 enfants de l’école primaire à la sixième. En 1931, l’établissement recevaient des élèves du secondaire jusqu’au baccalauréat.

Lorsque Jacques-Yves rejoignit l’école, en septembre 1935, les bâtiments de l’ancien casino constituaient encore la caractéristique architecturale la plus significative du collège Saint-Louis. Deux ailes en retour, dotées d’un étage, encadraient un bâtiment central surmonté d’une galerie à arcades, ouvert sur l’extérieur par cinq arches. L’arche du milieu constituait l’entrée principale, dans l’axe de l’allée menant jusqu’au portail donnant sur le boulevard. De part et d’autre, des grilles délimitaient l’enclos de l’établissement. Le bâtiment avait une vue directe sur l’embouchure de la Loire et le chenal d’accès au port.

À proximité de l’ancien casino, fut édifiée en 1934 une nouvelle aile à qui fut donné le nom de bâtiment Atlantique. Sa construction s’acheva en 1935. Les archives du collège Saint-Louis n’ont pas survécu à la guerre aussi n’a-t-il pas été possible de retrouver les traces de la scolarité de Jacques-Yves. Le 10 août 1940, Ouest-Éclair mentionnait toutefois, dans la rubrique « Les baccalauréats », l’admissibilité de Monsieur Le Toumelin au baccalauréat, série mathématique, au centre de Saint-Nazaire.

Pendant ces années de collège, gageons que pour le jeune garçon, amoureux de la mer et désireux de marcher sur les traces de son père, le spectacle des bateaux entrant ou sortant du port, en fonction des marées, a dû renforcer sa vocation maritime. Au moment des vacances, lorsque Jacques-Yves retrouvait André Bligné, leurs ambitions nautiques rêvaient d’autres horizons, ceux des îles identifiées sur les cartes marines, toutes proches au-delà de l’horizon, ainsi Hoëdic, Houat, Belle-Île, et Groix plus à l’ouest. Hoëdic, dont l’on devine la silhouette du haut des clochers de Trescalan ou de Batz-sur-Mer, donnait corps à leurs envies.


[1] Richepin Jean, La fin des gueux, 1881, p. 269.

[2] Veuillot, Louis, Œuvres complètes, Tome VII, Paris, Lethielleux, 1926, p. 398.

[3] Bligné, André, Le Bulletin des Amis du Croisic, « Souvenirs de Jeunesse », n° 17 et 18, Années 2010 et 211, p. 51

[4] Ibidem, p. 51

[5] Fessard de Foucault, Bertrand, « Une éducation jésuite : Témoignage d’un garçon des années 50 sur son collège », www.bff-paroissevirtuelle.blogspot.com